Randonnées pédestres en Corse

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Contre l’oriu

vendredi 9 avril 2021

Adossé au soleil, à la pierre chaude de l’oriu, face à la mer, "Provence" de Giono ouvert sur les genoux je redécouvre l’éloge de la lenteur qui lui était chère...

En 1939 Jean Giono écrivait :
"Ce que je veux écrire sur la Provence", [et qui pourrait s’écrire sur la Corse ou tout autre pays... ] " pourrait également
s’intituler "Petit traité de la connaissance des choses".

" On ne peut pas connaître un pays par la simple science géographique. On ne peut, je crois, rien connaître par la science. C’est un instrument trop exact et trop dur. Le monde a mille tendresses dans les quelles il faut se plier pour les comprendre avant de savoir ce que représente leur somme.
La certitude géographique est semblable à la certitude anatomique. Vous savez exactement d’où le fleuve part et où il arrive et dans quel sens il coule ; comme vous savez d’où s’oriente le sang à partir d’un cœur, où il passe et ce qu’il arrose. Mais la vraie puissance du fleuve, ce qu’il représente exactement dans le monde, sa mission par rapport à nous, sa lumière intérieure, son charroi de reflets, sa charge sentimentale de souvenirs, ce lit magique qu’il se creuse instantanément dans notre âme et ce delta par lequel il avance, ses impondérables limons dans les océans intérieurs des hommes, la géographie ne vous l’apprend pas plus que l’anatomie n’apprend au chirurgien le mystère des passions.
Une autopsie n’éclaire pas sur la noblesse de ce cœur étalé sans mystère, semble t’il, sur cette table farouchement illuminée à coté des durs instruments explorateurs de la science. Comme les hommes, les pays ont une noblesse qu’on ne peut connaître que par l’approche et par la fréquentation amicale. Et il n’y a pas de plus puisant outil d’approche et de fréquentation que la marche à pied.

Et j’ai souvent cité ces phrases de Giono, comme éloge de la lenteur.
" Par rapport à moi, le talus qui borde ma route est plus riche que l’Océanie. Comment pourrais-je me décider à aller un mètre plus loin , quand je n’ai même pas pu dénombrer les joies de cet endroit où je suis arrêté ? J’ai seulement compris qu’elles étaient innombrables. [...]
S’il me faut, pour me décider à partir, que le support constant de ma joie, j’entends déjà que la terre me le garantit qui passe, dans ce talus, des petites mains de l’euphorbe aux légères griffes de la sarriette et du thym, du poing du pavot au bout des doigts de l’avoine, puis dans les bras du chêne, et de chêne en chêne, à travers les chênaies sauvages des hautes terres, puis, déposée entre les bras tendres des premiers vergers d’amandiers, et, de là, transmise à tous les bras de tous les arbres et toutes les herbes, je vois la terre s’en aller de vallées en collines, jusque dans les lointains extrêmement bleus où elle est tellement mélangée à ce qui la transmet et à ce qu’elle porte, qu’elle entre dans le ciel déjà semblable à lui.
Mais il y a dans le déroulement même de cette unité une lenteur dont il ne faut pas que je me sépare. Il me faut employer dans mon déplacement cette lenteur qui met un temps infini et combien de délicatesse pour passer du plateau porteur de chênaies aux alluvions lointaines des ruisseaux et des fleuves couvertes de champs où s’épaississent les herbes bleues.
Je n’apprendrais rien si je devais me heurter violemment aux harmonies que cette terre compose avec patience et certitude. Quand il me faut à moi même un temps déjà énorme pour comprendre les sombres vergers de châtaigniers et pour jouir paisiblement de tout ce qu’ils sont, il ne m’est plus possible de comprendre mon déplacement - mon savoureux et mon égoïste déplacement - s’il ne met d’accord sa vitesse avec la vitesse de transmission harmonique qui compose la vaste unité du pays.

Qu’est ce qu’il me faut, pour dévaler en automobile et atteindre le bord de l’horizon à l’endroit même où il semble qu’il surplombe les larges chemins sur lesquels circulent les étoiles et le soleil ? Il ne me faut que quelques heures à travers les vergers d’oliviers, les amandiers, les fleuves de roseaux, les déserts de pierres, les cyprières et les tristes collines monacales couvertes de pins gris qui font un bruit léger déjà pareil au flottement des flammes. Je ne verrai ni mon départ d’où je m’arrache, ni ce lieu d’arrivée où, sans école, je suis brusquement obligé de résoudre tous les problèmes de feuilles nouvelles, des herbes étrangères, des subtilités des odeurs, de la viscosité et de la sécheresse des chaleurs et des froids, que mes sens ne connaissent pas et qu’il me faudrait connaître pour que j’en jouisse.
Alors, j’aime mieux de pas jouir, c’est trop difficile, et repartir le lendemain ou sur l’instant même, pour n’importe où, pour partir, parce qu’à la fin, mon corps, qui de toute façon, a besoin de jouissance, se contentera de la jouissance de partir.
[...]

Ils me font rigoler quand ils disent que je suis un poète. Triste défaite de corps qui ont perdu le goût de vivre parce qu’ils ont perdu la façon.C’est vrai que c’est presque toujours péjoratif, mais ils en seraient eux mêmes, des poètes, c’est à dire de vrais hommes, s’ils avaient encore la vieille façon amoureuse de faire la connaissance des choses. Je vais à pied. Du temps que je fais un pas la sève monte de trois pouces dans le tronc du chêne, le saxifrage du matin s’est relevé de deux lignes, le buis a changé mille fois le scintillement de toutes ses feuilles ; l’alouette m’a vu et a eu le temps de se demander qu’est ce que je suis puis qui je suis ; le vent m’a dépassé, est revenu autour de moi, est reparti. Du temps que je fais l’autre pas, la sève continue de monter,et le saxifrage à se relever, et le buis à frémir et l’alouette sait qui je suis et se le répète à tue tête dans le cisaillement métallique de son bec dur ; et ainsi, de pas en pas, pendant que la vie est la vie et que le pays est un vrai pays, et que la route ne va pas à quelque endroit mais est quelque chose."

Source : extraits de "Provence" Jean Giono in Folio, 1995

Portfolio

  • Au dessus de la vallée de l'Ortolo
  • Oriu dit de Grossetto
  • Draille reliant Giannuccio et Serragia
  • Uomo di Cagna
  • Entre murets
  • Oriu dit de Grossetto

Messages

  • Face à l’oriu s’ouvre plein Sud le golfe de Ventilègne avec en fonds vers le sud-est les monts de la Trinité qui cachent Bonifacio la blanche et vers le sud-ouest les monts de la Sardaigne...
    Le golfe que sillonnent surfeurs et autres équilibristes est le spot corse de celles et ceux qui, toute l’année, rêvent de vent, de vagues et de soleil. L’été des voiles de toutes couleurs zèbrent ses eaux. Et toutes nationalités s’y confondent.
    L’appel de l’extrême sud est un appel ressenti dès le franchissement du col de Roccapina, col posé sur la chaîne où se dresse l’oriu de Grossetto, lui même bâti à quelque centaines de mètres des ruines d’un four à cade...
    Au pied de l’oriu, il y a la faille qui, de Porto Vecchio à Pianotoli Caldarello, coupe la montagne granitique corse et où se cache l’aéroport de Figari.
    Autant dire que le lieu est magique...

  • Giono qui a écrit en 1937 dans ses Cahiers du Contadour « Je préfère être un Allemand vivant qu’un Français mort », est un homme qui a été traumatisé par la guerre de 14/18. Il a fait fait les Éparges, Verdun, le siège de Saint-Quentin, la Somme et la boucherie en plein soleil des attaques de Nivelle au Chemin des Dames.... Gazé, il est devenu pacifiste - voir "Le grand troupeau" publié en 1931...
    Lors de la seconde guerre il contribue à mettre en sureté divers personnes que les allemands auraient voulu envoyer au camp des Milles...
    Il sera pourtant, après la guerre incarcéré quelque temps au fort St Nicolas, à Marseille, certains des ses ouvrages ayant été repris par la presse de Vichy mais il sera vite blanchi.

    Sa vision du monde est " un appel à la libération de l’homme et de la terre [qui] s’inscrit en faux contre l’injonction biblique de prise de possession de la terre et de ses animaux par l’homme. Il est aussi une invitation à renouer pleinement avec les joies du corps, la sensualité naturelle, longtemps niée ou occultée par la morale chrétienne" nous dit son biographe Jean Carrière (source Wikipédia) et comme l’attestent les extraits joints.

  • Merci Hélène d’avoir précisé où se trouvait cet oriu, plus précisément il est sur le commune de Monaccia d’Aullène mais plus facilement accessible à partir de Serraggia. Suivre le sentier, situé dans le 2ème virage en épingle à cheveux, qui quitte la piste conduisant à l’émétteur de Serraggia.
    L’oriu est un troglodyte aménagé dans un taffonu c’est à dire dans une cavité que l’érosion, principalement éolienne a creusé dans un rocher en granit, par frottement des grains de sable arrachés à la roche. Abri de bergers depuis la nuit des temps, il rejoint le pays des contes et légendes. C’est un très mauvais endroit pour bivouaquer car au moindre souffle le sable se met en mouvement. Par contre il est très utile en cas d’orage.

  • A vous lire, je ne peux dire que Giono vous a laissé indifférents... Mais Giono n’est pas un écrivain provençal, il est un écrivain français né en Provence. C’est d’ailleurs lui qui le dit, Et il ajoute " Il n’y a pas de Provence. Qui l’aime, aime le monde ou n’aime rien."
    Et pour mieux enfoncer le clou, il a eu en 1954 cette formule : " L’écrivain qui a le mieux décrit cette Provence, c’est Shakespeare." On ne peut que constater combien son approche et sa découverte du pays ont été précautionneuses, détaillées, et goùtées à pas lents. Lui qui se vantait de ne pas aimer les voyages n’a cessé de sillonner en tout sens les Basses Alpes, devenues aujourd’hui les Alpes de Haute Provence. Tant d’heures passées à marcher dans cet univers et y exercer son aptitude à tirer du monde sensations et joies ne pouvaient que lui donner l’envie d’écrire....

    Voyager pour écrire, ou écrire pour voyager, peu importe.
    Le plaisir est dans la marche, dans l’histoire qu’elle nous raconte, que l’on se raconte à soi même, dans les sautes d’idées, de pensées que chaque pas fait surgir, que chaque vision associe, dissocie...
    Le voyage est en nous, le voyage est nous. La marche délivre l’éternel voyageur, l’éternel marcheur, qui est en nous depuis des temps immémoriaux...
    Nous sommes d’éternels migrants observant le monde...

  • Je viens de relire l’appel de Charlie hebdo que vous relayez : "Rendez-nous nos coquelicots ! Rendez-nous la beauté du monde ! "

    Aussi je vous écris pour dire combien la beauté est toujours là, mais de plus en plus souvent au prix d’un léger effort, tant les civilisations sont irrespectueuses, et les civilisations, c’est nous....

    C’est aussi bien la curiosité que le plaisir de me retrouver au sein de la nature, qui m’incite à randonner. Voir ce qu’il y a derrière la crête, derrière la colline, quels sont ces arbres, pourquoi cette couleur, quelle est la plante qui diffuse un tel parfum, tout cela m’intrigue, à cela j’ajoute le sol, de quoi est il fait, pourquoi a t’il cette forme, comment s’est il formé, vers quoi aurait il tendance à évoluer, va t’il évoluer plus vite que moi, que la ville, que les champs ou la forêt... que pourrait il être dans un ou deux siècles ?

    Pour cela il me faut connaître le sol, sa nature, son histoire, sa colonisation aussi par nos aïeux dont les traces sont multiples : murets, restanques, aires de battage, chapelles et oratoires, chemins, contreforts, pavements, bâtis... mais aussi notre histoire...
    Pourquoi à compter de telle date par exemple ne trouve t’on, dans certaines campagnes, plus au fronton des coopératives, comme à celui des granges, certaines dates... comme si l’histoire, comme si l’homme avait disparu, s’était détourné de l’agriculture... comme si il n’y avait plus eu assez d’hommes...
    Bizarrement, selon les territoires, il n’en est pas toujours ainsi... certains ont conservé des bras...ont continué à bâtir...
    Le signe est visible après les grandes guerres, les territoires n’ont pas tous été sollicités avec la même volonté farouche pour défendre le pays, certains sont sortis des conflits épuisés, et ils ont dû compter principalement sur les femmes et les enfants pour se redresser...
    Ainsi va la vie, ainsi va le pays, ainsi vont nos territoires...
    Le parcellaire, c’est à dire, l’empreinte des parcelles sur les cadastres, porte très loin dans le temps, comme dans l’espace, la trace de notre histoire .
    Ainsi à plus de 100 km de l’abbaye de Saint Victor, les Alpes de Haute Provence porte toujours la marque des domaines de l’église. Après la révolution ils furent achetés par les plus riches et ainsi demeurèrent les limites des grandes propriétés qui jadis furent seigneuriales et que peu à peu ceux ci avaient donné à l’église en rémission de leurs pêchés...Voilà ce que la Réserve géologique de Haute Provence nous enseigne sur l’histoire du massif du Blayeul et de la Haute Bléone...
    Il est toujours émouvant de traverser aujourd’hui une forêt, un bois dénommé bois du Défens.... Sa dénomination remonte au temps des seigneurs quand ce lieu, ce bois, était réservé au seigneur pour la chasse ou pour la coupe du bois...
    Les champignons et les bois morts étaient seul destinés au villageois et cette forêt n’était accessible qu’à certaines dates pour que les cochons puissent se nourrir de glands...
    Ces vallées aux torrents tumultueux, marquées par l’exode rural, offrent des paysages grandioses, des clues, d’abruptes falaises, des plateaux balayés par les vents, des sommets enneigés. Ils ont conservé un cadre naturel et culturel intemporel, voilà pourquoi leur conservation importe et qu’ils doivent être protégé du tout tourisme...
    L’abbaye de St Victor, par exemple, avait des possession dans nombre de régions françaises mais aussi en Italie, en Espagne, en Sicile... elle possédait alors des salins, ce qui représentait une véritable richesse...
    Bref, pas à pas, dans la garrigue ou le maquis, dans le pas parfois des protestants qui fluaient à travers cols et vallées vers l’étranger, empruntant ce que, à travers les Alpes, l’histoire appela les "chemins des protestants", fuyant la révocation de l’édit de Nantes, c’est sous mes yeux toute notre histoire, que nous rencontrons : les vieux moulins à eau, les mas, les ponts, et la ronce qui peu à peu envahit les lieux, nous cache d’où nous venons
    Randonner c’est revisiter notre passé. Pourquoi cette batisse là, pourquoi ces voutes, pourquoi ce puits d’argile, que signifie t’il, y avait là des troupeaux de moutons ? ...
    Les fours à pain, les fours à chaux, à cade les bris de pots des enguantier, et bien plus loin les menhirs, les dolmens que nous retrouvons partout en Méditerranée, ne nous indiquent ils pas que bien avant les romains et les carthaginois, les phéniciens, les grecs ou les maures, les espagnols, les normands ou les français, toutes les îles de la Méditerranée furent des territoires mégalithiques....
    Quelle trace laisserons nous ? celle de déchets de plastique ?
    Sommes nous raisonnables ?
    Voilà ce les randonnées nous offrent, voilà la richesse d’un pays à glaner...

  • Ce que j’aime aussi, Jean Paul, c’est reconstruire l’histoire, que fut un territoire que je découvre... C’est comme un jeu de détective au quel je me livre dans mes randonnées. Je fais parler les pierres comme les plantes.
    Ainsi un jour dans une île sarde j’ai devinais où se trouvait la ruine de l’habitation du propriétaire des lieux, qu’un muret prolongeait, en jouxtant une plage de galets bien abritée pour tirer une barque au sec, que ce muret avait été dressé pour isoler une portion de l’île grâce à la mer qui la cernait. Sur ce lopin de terre il n’y avait que des plantes nitrophiles... il y avait donc eu jadis là un troupeu d’ovins, et c’était donc là que le propriétaire le soir regroupait son troupeau de brebis... près de sa maison.
    Ainsi, par nécessité, il était pluriactif, à la fois pêcheur et éleveur.
    Je venais de comprendre pourquoi il était resté si longtemps sur cette île, s’était marié, et avait même construit une petite chapelle à son sommet...

  • Non, ce n’est pas " Ainsi un jour dans une île sarde j’ai devinais ".... mais j’ai compris ou deviné...
    Désolé..