Randonnées pédestres en Corse

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Lectures lentes d’été...

dimanche 28 avril 2019

" Le talus qui borde ma route est plus riche que l’Océanie. Comment pourrais je me décider à m’en aller à un mètre plus loin , quand je n’ai même pas dénombré les joies de cet endroit où je suis arrêté ?
J’ai seulement compris qu’elles étaient innombrables
".

Ainsi parlait J GIONO

...et il poursuit :

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"Une unique raison sensuelle peut courber les cyprès de Valence à Carry. Si un champ de blé commence à se balancer dans la plaine de Nyons, il se met à se balancer de la même façon dans la vallée de Brignoles. L’imperceptible tache violette, qui a d’abord touché une olive n’importe où, mûrit à la fois et du même gonflement les olives de tous les oliviers, depuis les Baronnies jusqu’à Grasse. La terre a une façon de se plier en colline du côté de Dieulefit et on s’aperçoit que c’est une habitude qu’elle prend, et elle accompagne l’Ouvèze, la Durance, le Caramy, l’Asse, la Bléone, le Var, avec ce même plissement qui lui est ici bien commode jusque vers Nice, où elle se plie de la même façon, s’abaisse une dernière fois avec ses arbres et entre dans la mer."

Alors, pourquoi partir si les mêmes lois s’appliquent partout ?

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" S’il me faut, pour me décider à partir, que le support constant de ma joie, j’entends déjà que la terre me le garantit qui passe, dans ce talus, des petites mains de l’euphorbe aux légères griffes de la sarriette et du thym, du poing du pavot au bout des doigts fins de l’avoine, puis dans les bras du chêne, et de chêne en chêne, à travers les chênaies sauvages des hautes terres (...).

"Mais il y a dans le déroulement de cette unité une lenteur dont il ne faut pas que je me sépare. Il me faut employer dans mon déplacement cette lenteur qui met un temps infini et combien de délicatesse pour passer du plateau porteur de chênaies aux alluvions lointaines des ruisseaux et des fleuves couvertes de champs où s’épaississent les herbes bleues.

" Je n’apprendrais rien si je devais me heurter violemment aux harmonies que cette terre compose avec patience et certitude. Quand il me faut à moi même un temps déjà énorme pour comprendre les sombres vergers de châtaigniers et pour jouir paisiblement de tout ce qu’ils sont, il ne m’est plus possible de comprendre mon déplacement - mon savoureux et égoïste déplacement - s’il ne met d’accord sa vitesse avec la vitesse de transmission harmonique qui compose la vaste unité du pays."

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"Qu’est-ce qu’il me faut, pour dévaler cette route en automobile et atteindre le bord de l’horizon (...) ? Il ne me faut que quelques heures à travers les vergers d’oliviers, les amandiers, les fleuves de roseaux, les déserts de pierres, les cyprières et les tristes collines monacales couvertes de pins gris (...). Je ne verrai ni mon départ d’où je m’arrache, ni ce lieu d’arrivée où, sans école, je suis brusquement obligé de résoudre tous les problèmes des feuilles nouvelles, des herbes étrangères, des subtilités des odeurs (...) que mes sens ne connaissent pas et qu’il me faudrait connaître pour que j’en jouisse.

"Alors j’aime mieux ne pas jouir, c’est trop difficile, et repartir le lendemain ou sur l’instant même, pour n’importe où, pour partir parce qu’à la fin, mon corps, qui de toute façon a besoin de jouissance, se contentera de la jouissance de partir". (...)

" Je vais à pied. Du temps que je fais un pas la sève monte de trois pouces dans le tronc du chêne, le saxifrage du matin s’est relevé de deux lignes, le buis a changé mille fois le scintillement de toutes ses feuilles ; l’alouette m’a vu et a eu le temps de se demander qu’est-ce que je suis, puis qui je suis ; le vent m’a dépassé, est revenu autour de moi, est reparti. Du temps que je fais l’autre pas, la sève continue à monter, et le saxifrage à se relever, et le buis à frémir, et l’alouette sait qui je suis et se le répète à tue-tête dans le cisaillement métallique de son bec dur ; et ainsi, de pas en pas, pendant que la vie est la vie, que le pays est un vrai pays, et que la route ne va pas à quelque endroit mais est quelque chose."

Jean Giono

Non il n’y a pas d’exégèse ; le texte date et certains mots aujourd’hui seraient autres. Mais la pensée de Giono, qu’on a qualifié parfois de panthéisme ... est là profondément moderne. Elle a pris la mesure du monde, un monde petit, petit, petit...

Bonnes randos !