Brêve existence de nos ancêtres

Peu arrivaient à la trentaine.
La vieillesse fut le privilège des arbres et des pierres..
L'enfance durait ce qu'elle dure chez les chiens sauvages.
Il fallait se presser, se dépêcher de vivre
avant la première neige,
le coucher du soleil.

Mettre les enfants au monde à l'âge de treize ans,
à quatre ans guetter les nids d'oiseaux dans la jonchaie,
à vingt ans emmemener sa tribu à la chasse...
à peine arrivés, les voilà repartis,
Les bouts de l'infini se ressoudaient très vite.
Les sorcières mâchaient les maléfices
avec leurs dents de lait.
Sous l'oeil du père, le fils devenait un homme,
le petit fils naissait sous l'orbite du grand-père.

Eux mêmes, ne comptaient guère les années.
Ils comptaient leurs filets, pots, haches et cabanes.
Le temps si généreux pour la première étoile,
leur tendait une main presque vide
et la retirait aussitôt, comme à regret.
Un pas de plus, ou deux,
le long de la rivière scintillante,
qui émerge du noir, et dans le noir s'abîme.

Il n'y avait pas un seul instant à perdre,
pas de questions à revoir plus tard,
ni de révélations tardives,
il fallait y penser avant.
La sagesse ne pouvait attendre les cheveux gris.
Il fallait y voir clair avant le point du jour
et entendre les voix avant qu'elles ne résonnent.

Le bien et le mal,
ils en savaient fort peu, mais alors tout :
lorsque le mal triomphe, le bien se fait tout petit,
lorsque le bien éclate, le mal attend son heure.
Insurmontables l'un à l'autre,
impossible à remettre à un avenir sans fin.
C'est pourquoi, s'il y a joie, c'est entachée d'angoisse,
et s'il y a désespoir, on espère en douce.
La vie, aussi longue soit elle, sera toujours trop courte.
Trop courte pour qu'on puisse y ajouter quoi que ce soit.

Wislawa Szymborska, Prix Nobel de Littérature 1996 -
Je ne sais quelles gens
Traduit du polonais par Piotr Kaminski